Depuis cinq ans à Paris, des anesthésistes-réanimateurs de l’hôpital Lariboisière et des chercheurs de l’Inserm et l’Inria mettent au point un programme de consultation médicale endormie (CME). Il s’agit d’exploiter les indicateurs de suivi physiologique d’une anesthésie générale pour détecter des vulnérabilités neurologiques ou cardiovasculaires.

Prometteuse pour la médecine préventive et la santé publique, la consultation médicale endormie pourrait concerner les quelque 12 millions de personnes en France qui ont recours chaque année à une anesthésie générale. Le principe est simple, explique le professeur Fabrice Vallée, anesthésiste-réanimateur à l’origine du projet qu’il développe avec son confrère le docteur Cyril Touchard : "Les signaux de pression artérielle et ceux de l’activité électrique du cerveau enregistrés pendant l’anesthésie et pondérés par la dose de sédatif administrée permettent de modéliser la CME".

Des résultats probants

Des études en cours ont déjà montré la pertinence de l’exploitation de ces données. "Deux ans après une anesthésie, nous avons pu confirmer la dégradation mnésique chez des patients pour lesquels avaient été décelées des fragilités cognitives en comparant les résultats de tests cognitifs préanesthésiques et l’évaluation effectuée durant la phase de sédation", précise le spécialiste. D’ici 2024, une fois les études terminées et le cadre éthique défini, tout patient ayant bénéficié d’une anesthésie générale pourrait se voir remettre un compte rendu de CME.

"Deux ans après une anesthésie, nous avons pu confirmer la dégradation mnésique chez des patients pour lesquels avaient été décelées des fragilités cognitives"

Un volet éthique essentiel

Ce projet de médecine prédictive qui a recours à des algorithmes d’intelligence artificielle et au big data soulève de nombreuses questions. À quoi bon, par exemple, annoncer un risque de développer une maladie d’Alzheimer alors qu’aucun traitement curatif n’existe ? Ne faut-il pas s’en tenir à l’adage d’Ambroise Paré pour qui mieux valait une espérance douteuse qu’un désespoir certain, comme le mentionne Jean de Kervasdoué dans son livre La santé à vif paru en février dernier ? C’est tout le sens de la réflexion éthique menée depuis des mois en partenariat avec la philosophe Cynthia Fleury, responsable de la chaire Humanités et Santé du Cnam, et Pauline Elie, conseillère éthique à la Fondation AP-HP Lariboisière.

Agir précocement

Toute fragilité cognitive n’est pas liée à Alzheimer, rappelle toutefois le professeur Fabrice Vallée. En outre, comme le soulignait le professeur Claire Paquet, neurologue à Lariboisière, lors du séminaire d’éthique sur la CME en début d’année, "il est possible de prévenir l’accentuation des symptômes de maladies neurodégénératives".

"Il est possible de prévenir l’accentuation des symptômes de maladies neurodégénératives"

La CME du cerveau pourrait avoir une autre vertu, selon Fabrice Gzil, docteur en philosophie, directeur adjoint de l’Espace de réflexion éthique d’Île-de-France, et membre du Comité consultatif national d’éthique. L’auteur de plusieurs ouvrages sur la maladie d’Alzheimer a mentionné le cas d’un médicament dont l’efficacité est corrélée à la précocité de sa prescription, à un stade où la maladie ne présente que peu de symptômes. Sachant qu’il est difficile d’identifier les patients à ce stade, la CME pourrait être pertinente. "Nous travaillons sur la définition d’un biomarqueur qui permettrait de repérer de manière efficace et plus précocement des fragilités cérébrales, sans attendre un retentissement socioprofessionnel des troubles de la mémoire", indique de son côté le docteur Cyril Touchard.

Au service des parcours de soins

Avec la CME, "nous pourrions être un vrai complément à la médecine de ville et à la médecine générale", prédit le professeur Fabrice Vallée. La réalité des déserts médicaux rappelée par les chiffres de la Dress (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques) publiés le 25 mai dernier va dans ce sens : près de 80 % des médecins généralistes libéraux jugent aujourd’hui insuffisante l’offre de médecine générale dans leur zone d’exercice…

Pierre Derrouch