Pierre-Claude Fumoleau, président d'Abbvie France et de l'Agipharm, décrit les effets de l'intégration d'Allergan, qui propulse le groupe à la 4e place de l’industrie pharmaceutique mondiale. Une opportunité pour la filiale du groupe, lequel se dote ainsi de son premier site de production dans l'Hexagone.

Décideurs. Cette opération met-elle fin au mouvement de spécialisation engagé lors de la scission d'Abbvie ?

Pierre-Claude Fumoleau. Je ne dirais pas que cela ouvre ou ferme un mouvement. L’acquisition d’Allergan est une étape supplémentaire dans le développement stratégique d'Abbvie, qui a d’abord fait le choix en 2013 de la spécialisation dans l’innovation, avec un développement organique très fort sur nos quatre aires thérapeutiques clés : l’immunologie, l’oncologie, les neurosciences et la virologie.
Mais l'innovation est particulièrement exigeante en capital et en investissements. L’étape suivante était logiquement de renforcer nos capacités pour poursuivre nos efforts en R&D. L'acquisition d'Allergan permet donc la mise en commun d'importantes capacités financières pour accélérer notre portefeuille de médicaments et d'innovation. L'opération marque aussi une diversification de nos activités. L’ophtalmologie et la médecine esthétique, qui sont les grandes forces d'Allergan, nous permettent désormais d'être leader sur six aires thérapeutiques et de conserver ainsi notre ADN.

Quels sont les défis et les opportunités d'une telle opération en France ?

C’est une opération importante, annoncée par le CEO du groupe en juillet 2019, et bouclée le 8 mai 2020, à distance, ce qui est aussi un concept particulier. Les défis sont nombreux, mais c'est d'abord une belle opportunité. Nous intégrons une entreprise qui a des valeurs très proches des nôtres, une culture américaine de l’innovation, et qui nous apporte une vraie complémentarité d'activité. Et, sans incidence sociale en France ; ce qui est suffisamment rare pour le signifier. Ensuite, en plus d'accélérer nos investissements en recherche clinique au niveau mondial, cette opération nous donne, en France, une nouvelle empreinte industrielle, avec le centre d’excellence d’Allergan près d’Annecy, un véritable fleuron industriel ainsi qu’en recherche & développement. D’un point de vue institutionnel également, il y a clairement un intérêt, autant sur nos solutions thérapeutiques que sur les enjeux économiques d'Abbvie en France.

"L'innovation est particulièrement exigeante en capital et en investissement. Avec cette intégration, nous renforçons nos capacités pour poursuivre nos efforts en R&D"

Concernant les soignants et les patients, nous avons évidemment l'obligation de communiquer pour expliquer ces changements. Au final, pour eux, l'important n'est pas de bénéficier du 4e ou 15e groupe mondial mais d’un laboratoire leader dans ses aires thérapeutiques, qui soit proche et qui apporte des solutions qui font la différence. C'est ce que nous offrons aujourd'hui. D’un autre côté, les autorités se sont rapidement intéressées aux enjeux locaux, notamment sur le site de production d'Annecy.

Comment avez-vous vécu la crise sanitaire ?

D'abord, si la pandémie a révélé une chose, c’est l’exemplarité de l'industrie pharmaceutique, et d'Abbvie en particulier. Nous n'avons pas souvent été cités comme des acteurs de première ou deuxième ligne, pourtant nous n'avons fermé aucun site pendant le confinement. Nos plans de continuité nous ont permis de maintenir les équipes de pharmacovigilance, d’information médicale, de suivi des commandes hospitalières et notre force de distribution. Nous n'avons pas chômé. Malgré des tensions sur l'approvisionnement, aucun de nos médicaments ne s'est trouvé en rupture.

"Il ne faut pas confondre indépendance sanitaire et politique industrielle"

Ensuite, il y aura clairement un avant et un après Covid-19. C'est une période difficile, en même temps passionnante sur le plan professionnel comme sur le plan humain. Cependant, il y a une réalité : la solution à l'épidémie passera par le médicament ou le vaccin. Cela remet en perspective la place de l’industrie du médicament dans les politiques de santé. Bien sûr, les soignants et les hôpitaux ont été les plus visibles au plus haut de l'épidémie. Mais en réalité, c'est d'un partenariat global entre les industries du médicament, les pouvoirs publics et les acteurs de santé dont nous avons besoin pour renverser l'épidémie.

La souveraineté pharmaceutique est au cœur des débats. La France peut-elle aujourd'hui redevenir un État clé de la production de médicaments ?

Abbvie produit un antiviral, qui a été identifié comme une piste de recherche contre la Covid-19. Nous avons été convoqués à l’Élysée dès le 5 mars, dans le cadre d’une politique très volontariste de mise en place des essais cliniques en France. Un appel auquel nous avons répondu. Compte tenu des enjeux de santé publique, la demande a explosé. Quelque 500 patients en France prennent habituellement ce médicament. Pour les essais et pour les prises en charge hospitalières des patients infectés, il a fallu multiplier nos stocks par dix en quelques jours ! Nous avons pu le faire, en allant chercher le produit, qui est fabriqué en Europe pour le rapatrier ici, et prioriser la France. Je n’aurais jamais pu le faire sur la base d’un simple outil de production locale. En revanche, avec une filière européenne vertueuse, d’excellence, et un système de distribution optimisé, cette demande inédite a pu être couverte. Il ne faut donc pas confondre indépendance sanitaire et politique industrielle. Il nous faut de l’agilité sanitaire et elle n’est pas seulement une question de production. Elle passe aussi par des capacités académiques, des partenariats public/privé, avec des acteurs comme le BARDA (Biomedical Advanced Research and Development Authority) américain, qui soutiennent les travaux innovants. C’est ce qui doit être privilégié, en évitant à tout prix un repli nationaliste.

Fabien Nizon