Alors que l’Union européenne a adopté la très attendue directive CS3D en juin 2024, pour les grandes entreprises confrontées à de nombreuses procédures, la pression monte. France, Inde, États-Unis, Nouvelle-Zélande… Les contentieux climatiques se multiplient à travers le monde. Et les condamnations aussi.

Une petite révolution s'est opérée à la cour d’appel de Paris le 18 juin dernier. La chambre des contentieux émergents, tout juste créée, a donné raison aux ONG sur la question de la recevabilité d’une action fondée sur le devoir de vigilance à travers trois décisions : TotalEnergies, EDF et Suez. Une première victoire contre les géants de l’industrie française.

Vigilance à la française

Il faut dire que ces trois entreprises sont bien décidées à résister aux exigences des ONG. Quand bien même leurs risques réels de condamnation à l’issue d’une procédure parvenue au fond restent incertains. Parmi les nombreux arguments qu’elles soulèvent, le fait de recevoir une mise en demeure “suffisamment précise et ferme”, pour qu’elles sachent ce qu’on leur reproche. Suite logique, TotalEnergies, EDF et Suez ont estimé que l’absence d’identité des demandes formulées entre la mise en demeure et l’assignation rendait l’action irrecevable. La cour d’appel de Paris a balayé ce raisonnement. La mise en demeure est une condition de recevabilité certes, mais ce n’est pas le cas de l’identité des demandes. Autre point éclairci par la cour : la mise en demeure n’entraîne pas obligatoirement une phase de dialogue entre les parties. Mais, si les décisions concernant TotalEnergie, EDF et Suez sont venues mettre un terme à l’incertitude procédurale, elles ne tranchent pas les litiges au fond. Les dossiers sont revenus au stade de la mise en état, et il faut désormais attendre avant que la justice ne se prononce, laissant subsister la question principale : que risquent ces entreprises ?

En même temps que la cour d’appel apportait un éclairage sur la loi de 2017 sur le devoir de vigilance, l’Union européenne a adopté, le 13 juin 2024, la Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ou CS3D. Inspirée de la loi française, elle apporte des précisions et étend le champ d’application de l’obligation de vigilance. Avec une nouveauté : son article 24 prévoit l’intervention d’une autorité de régulation pour connaître des questions relatives au devoir de vigilance. Il y aura donc une autorité de vigilance. Le texte ne précise pas en revanche s’il s’agit d’une autorité préexistante ou si les États membres devront en créer une de toute pièce. Ou même si plusieurs autorités ne pourraient pas s’emparer du sujet. Élodie Valette, avocate associée chez BCLP, s’interroge : Va-t-on observer une croissance du contentieux de vigilance avec une concurrence entre le contentieux judiciaire, que vont connaître les juridictions nouvellement créées à Paris devant le tribunal et la cour d’appel, et l’autorité ad hoc dont la création est prévue par la directive CS3D ?”.

Pour François de Cambiaire, avocat au barreau de Paris spécialiste du devoir de vigilance et des contentieux ESG, il n’est souligné nulle part dans la directive l’impossibilité d’un cumul de juridictions et donc d’un cumul des responsabilités. On pourrait imaginer une répartition similaire à celle en matière boursière où les manquements les plus graves vont devant le juge pénal (pour les délits boursiers) et les moins graves devant l’Autorité des marchés financiers. Attention cependant au forum shopping que pourrait engendrer la CS3D, “résultant des jurisprudences différentes qui pourraient se développer dans les différents États membres” nous met en garde Élodie Valette.

“Les ONG ne voulaient pas aller en médiation sur des questions de droits fondamentaux”   •  François de Cambiaire 

Effet contre-intuitif des décisions du mois de juin, même si pour reprendre les termes de la cour le dialogue n’est pas obligatoire, “le recours à l’amiable pourrait se généraliser”, note Élodie Valette d’autant plus que “la mise en œuvre de la médiation judiciaire a été proposée aux parties dans plusieurs contentieux pendants devant les juridictions parisiennes”. Avant les décisions du 18 juin, la médiation avait peu d’intérêts. “D’un côté, les entreprises pensaient que les actions des ONG seraient irrecevables, et que, par conséquent, une médiation était inutile. Et de l’autre, les ONG ne voulaient pas aller en médiation sur des questions de droits fondamentaux”, commente François de Cambiaire. Désormais, elle retrouve une utilité, même si, “à ce stade, on observe un refus des parties d’entrer en médiation”, un refus qui s’explique, outre les positions opposées des ONG et des entreprises, par l’absence de jurisprudence suffisante” et “les craintes [des entreprises] quant au respect du principe de confidentialité de la médiation”, nuance Élodie Valette. Ce qui “pourrait naturellement évoluer”.

Conclusion à laquelle parvient également François de Cambiaire. La jurisprudence de la cour d’appel “consacre l'effectivité judiciaire du devoir de vigilance en supprimant les obstacles procéduraux des premières décisions”, explique-t-il. Conséquence pour les entreprises selon l’avocat : “Dès lors que le procès ne fait plus de doute, la perspective d’une sanction devrait les conduire à faire plus pour engager un réel dialogue avec les parties prenantes et mettre en œuvre de manière conforme leur devoir de vigilance.” De grandes entreprises suivent d’ores et déjà cette procédure, entamée avant même les décisions de la cour d’appel de Paris, à l’instar de Casino et de la BNP. D’autres, qui ont fait l’objet de mises en demeure allant parfois jusqu’à l’assignation, ont réussi par le dialogue à convaincre les ONG de ne pas aller devant le juge, comme XPO Logistics ou Orano. De quoi inciter à emprunter cette voie.

D’autant plus que le risque pour les entreprises ne réside pas seulement dans une condamnation judiciaire. Pour Patrick Klugman, associé au sein de GKA Associés, “la seule chose qui ne sera plus acceptable c’est de fermer les yeux. Les acteurs économiques n’ont plus le droit à l’indifférence”. Pourquoi ? Au-delà d’une sanction, c’est la réputation de l’entreprise qui est en jeu. Et avec elle, la possibilité de nouer de nouvelles relations commerciales ou de faire perdurer celles existantes. Parmi les risques identifiés, la frilosité des fonds d’investissement et des banques qui ne prêtent plus ou avec des conditions plus sévères, ce qui entraîne des financements plus onéreux avec des mauvais prêteurs. Ou encore, des assemblées générales houleuses avec des propositions de résolution plus ou moins agressives. Selon l’avocat, avoir été confrontées aux ONG est “une chance pour les entreprises françaises concernées qui auront de l’avance et se qualifieront pour cette nouvelle compétition” plus facilement. Et auront peut-être plus de chance de satisfaire le “juge de la vigilance”. Puisqu’il “est avant tout celui de la prévention et du contrôle de l’efficacité des mesures” rappelle François de Cambiaire.

Effet kiss cool

Si la compétence du juge civil et du tribunal judiciaire de Paris pour connaître de ces contentieux est établie avec l’article L211-21 du Code de l’organisation judiciaire, certains avocats soulèvent la possibilité de l’intervention des juridictions pénales. Dans un article publié sur Dalloz Actualités, Emmanuel Daoud, Valentin Rigamonti et Mathilde Lacaze Masmonteil, avocats du cabinet Vigo, estiment que le juge pénal pourrait “avoir vocation à connaître des obligations liées au devoir de vigilance”. Les pénalistes avancent trois arguments. Le plan de vigilance peut servir à identifier et prévenir les risques pénaux. La consultation des ‘’parties prenantes de l’entreprise” dans l’élaboration dudit plan pourrait relever du Code pénal si elle n’est pas respectée. L’obligation de consultation du CSE sur des sujets compris dans la loi de 2017 dont le non-respect constituerait un délit d’entrave. Reste à savoir si la pénalisation du devoir de vigilance fera l’unanimité.

Même combat aux pays du contentieux

La stratégie pénale n’est pour le moment pas celle retenue, ni en France ni à l’étranger où les contentieux climatiques en cours relèvent pour le moment du civil et du droit public. Et ils sont nombreux. Entre 2017 et 2022, les contentieux climatiques ont doublé dans le monde, annonce l’Unep (programme des Nations unies pour l’environnement) en juillet 2023. Une étude menée par le Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment en partenariat avec le Sabin Center for Climate Change Law, et publiée en juin 2024, estime qu’au moins 230 nouveaux dossiers portant sur le climat ont été ouverts en 2023. Parmi eux, près de 50 concernent le non-alignement sur les objectifs climatiques prévus par l’Accord de Paris. Certains portent sur les actions climatiques en elles-mêmes, mais d’autres plutôt sur la façon dont elles sont mises en œuvre. L’étude note toutefois que “le nombre d’affaires a augmenté moins rapidement [en 2023] qu’auparavant”, signe pour les auteurs de l’étude d’une concentration des contentieux “dans des domaines susceptibles d’avoir de fortes conséquences”.

Sans trop de surprise, ce sont les États-Unis qui, selon l’étude du Grantham Research Institute, restent le pays qui compte le plus grand nombre d’affaires climatiques, avec un total de 1 745 dossiers, dont 129 nouveaux dossiers ouverts en 2023. Viennent ensuite le Royaume-Uni avec 139 dossiers, l’Australie avec 132, le Brésil avec 82 et l’Allemagne avec 60. Si 2023 a connu moins de nouveaux dossiers, c’est aussi l’année des premières fois puisque les tribunaux panaméens et portugais ont ouvert leurs premiers dossiers climatiques. Au Panama, c’est la constitutionnalité d’une concession minière qui est remise en cause avec succès. Au Portugal, trois ONG déposent plainte contre l’État pour n’avoir pas respecté ses propres exigences climatiques. Premières fois également en Hongrie et en Namibie.

Aujourd’hui, selon le décompte du Grantham Research Institute, des affaires climatiques ont été enregistrées dans 55 pays 

2024, elle, est l’année des décisions emblématiques. La Cour Suprême de Nouvelle-Zélande a été la première, en février 2024, à condamner une entreprise pour le non-alignement avec l’Accord de Paris (Smith vs Fonterra). Toutefois, à l’instar de la France, l’affaire étant renvoyée devant le tribunal de première instance, il n’est pas certain qu’une condamnation pour manquements aux objectifs de l’Accord, à savoir une réduction des gaz à effets de serre, soit prononcée définitivement. En Inde, le 21 mars 2024, la Cour Suprême a créé un nouveau droit constitutionnel, celui d’être à l’abri des effets néfastes du changement climatique. Plus proche de nous, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu une décision le 9 avril 2024 dans laquelle elle confirme que l’échec de la Suisse à agir contre le réchauffement climatique constitue une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

Alors même que les nouvelles réglementations climatiques ont récemment fait l’objet de remises en cause en Europe avec “les critiques du rapport Draghi, le report de la réglementation sur la déforestation, l’annonce de l’abrogation de la loi LkSG (loi allemande sur le devoir de vigilance) par le chancelier allemand, la proposition d’un moratoire sur la CSRD” énumère Élodie Valette, et ce, “au nom de la compétitivité des États membres et de la simplification du cadre réglementaire”, les litiges se répandent à travers le globe. Aujourd’hui, selon le décompte du Grantham Research Institute, des affaires climatiques ont été enregistrées dans 55 pays. De quoi laisser penser que, loin d’être un effet de mode, ce contentieux est amené à… durer.

Chloé Lassel 

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