Début janvier sortait Lupin, une série originale signée Netflix qui n’aura pas attendu longtemps pour rencontrer son public. La fiction portée par Omar Sy s’est directement hissée parmi les contenus les plus regardés en France mais aussi en Europe et, surtout, aux États-Unis où elle est devenue la première création hexagonale à entrer dans le Top 10 du pays de l’oncle Sam. Résultat, 70 millions de vues en quelques jours. Il faut dire que tous les ingrédients sont réunis : des têtes d’affiche, un récit qui s’inspire d’un célèbre héros, des scènes dans le décor somptueux du Louvre et une mécanique marketing bien huilée. Ainsi Omar Sy lui-même est-il allé incognito dans le métro parisien pour y coller la publicité de la série dont il est le héros. L’acteur français s’est également amusé à cacher sur sa bannière Twitter la date de sortie des prochains épisodes.
Lupin incarne ce que Netflix sait si bien faire. Mais, avant de devenir cette immense machine à succès aux plus de 200 millions d’abonnés payants et 25 milliards de dollars de chiffre d’affaires, la plateforme est passée par différentes étapes, ne se reposant jamais sur ses lauriers, se réinventant sans cesse, quitte à challenger des industries bien établies, voire à s’autodisrupter.
Au commencement, les DVD
Tout débute en 1997. Reed Hastings, un diplômé en intelligence artificielle, vient de vendre son entreprise technologique, Pure Software, pour 75 millions de dollars. Avec l’aide d’un développeur, Marc Randolph (qui quittera la société en 2004), il lance un site de location de DVD livrés à domicile. La légende veut que l’idée ait germé lors d’une conversation en voiture entre les deux hommes alors que Reed Hastings venait de verser des pénalités de retard à un vidéo club. Si cette anecdote relève davantage du story telling dont Netflix a le secret que de la réalité, le concept n’en était pas moins bon à l’heure où le DVD était en train d’enterrer les cassettes VHS et que tout était encore à faire en matière d’e-commerce.
En 2002, Netflix entre en Bourse et lève 82 millions de dollars
Très vite l’offre évolue. L’entreprise propose des abonnements. Moyennant 20 dollars par mois, les clients peuvent louer n’importe quel DVD qu’ils renvoient lorsqu’ils le souhaitent. Cette flexibilité, véritable plus pour les clients, permet à Netflix de fidéliser ces derniers, tout en analysant leurs comportements, leur rapport à leur consommation et leurs données. La stratégie porte rapidement ses fruits : en cinq ans, le service passe de 300 000 à 4,2 millions d’abonnés. En 2002, l’entreprise entre en Bourse. Sa cotation sur le Nasdaq lui permet de lever 82 millions de dollars.
Le streaming illimité
Bien que l’offre mensuelle séduise (en 2005 un million de DVD sont envoyés chaque jour), Reed Hastings n’entend pas en rester là. Dans un premier temps, le patron songe à commercialiser une box aux États-Unis mais, interpellé par le succès grandissant de YouTube, l’homme se tourne finalement vers un service de streaming, en illimité, sans publicité ni engagement. C’est le début de Netflix tel qu’on le connaît.
Mais Rome ne s’est pas faite en un jour. Alors qu’elle lutte contre le piratage grandissant de ses œuvres, l’industrie du cinéma voit d’un mauvais œil ce tournant vers la vidéo à la demande par abonnement. Il faudra plus d’un an à Netflix pour convaincre la chaîne de télévision payante Starz de mettre à disposition son catalogue. Coût estimé de cette victoire : 30 millions de dollars par an. La prise de risque paie. Fin 2009, Netflix passe la barre des 12 millions d’abonnés. Malgré une certaine méfiance qu’ils conserveront à son égard, les studios ouvriront davantage leur porte à la plateforme. Ils y voient plusieurs avantages : recycler leurs anciens films et séries et susciter l’intérêt sur leurs productions à venir.
Sa première grosse erreur ? Reed Hastings la commettra en 2011. Cette année-là, fort du succès de son site de SVoD et anticipant un déclin des DVD, le groupe demande à ses abonnés – qui jusqu’ici bénéficiaient de ses deux services – de choisir entre les deux offres ou de payer plus. Le résultat ne se fait pas attendre : en un trimestre, Netflix perd 810 000 abonnés et son cours de Bourse est divisé par trois en quelques mois.
Alors qu’il se remet de son échec, le groupe poursuit son internationalisation. Une expansion qui avait commencé en 2010 par un pays voisin, le Canada, avant de s’étendre à l’Amérique du Sud, aux Caraïbes, à l’Europe anglophone et nordique, puis de gagner l’Europe de l’Ouest et le Japon. Aujourd’hui Netflix opère partout dans le monde, excepté en Chine où le groupe autorise néanmoins le site de publication de vidéos en ligne iQiyi à diffuser certains de ses contenus exclusifs afin de bénéficier d’une présence dans l’empire du Milieu.
Produire ses propres contenus
Reed Hastings n’entend pas se contenter de sa croissance internationale. Il s’attaque à la production de contenu, venant concurrencer directement Hollywood du haut de sa Silicon Valley. Sa première tentative, une série diffusée dès 2013 qu’on ne présente plus : House of cards. La création met en scène deux acteurs de talent, Kevin Spacey et Robin Wright, dans une histoire mêlant pouvoir, amour, trahisons et suspense.
Afin de rendre encore un peu plus accros ses abonnés, Netflix crée les conditions pour susciter chez eux des envies de binge-watching, une pratique de visionnage boulimique qui consiste à regarder les épisodes de séries sans s’arrêter. Tout est fait pour faciliter cette manière de consommer du divertissement. La plateforme met en ligne des saisons entières plutôt que de dévoiler épisode par épisode. Il y est également possible de sauter les résumés tout comme les génériques de début et de fin et ainsi d’enchaîner les contenus sans interruption.
En 2021, Netflix prévoit d’investir 19,3 milliards dans des productions exclusives
En 2021, selon les données de la banque d’investissement néerlandaise Bankr, Netflix prévoit d’investir 19,3 milliards dans des productions exclusives. À titre de comparaison, le groupe y avait consacré 4,9 milliards en 2015 et 17,3 milliards en 2020. « Les contenus originaux fonctionnent et stimulent notre croissance », commentait en 2018 son directeur financier, David Wells. Le succès est au rendezvous, grâce à des séries comme Stranger Things, The Witcher, Le jeu de la Dame ou des films comme La plateforme et Murder mystery.
Et le succès appelle le succès. C’est ainsi que The Irishman, une énorme production à 150 millions de dollars, considérée comme l’un des meilleurs films de 2019 et réunissant à l’écran Robert De Niro et Al Pacino, n’est jamais sorti dans les salles de cinéma françaises et a été distribué de manière limitée aux États-Unis. La faute aux grands studios hollywoodiens, frileux à l’idée de prendre des risques sur les films à gros budget, créant un effet d’aubaine pour Netflix, qui a pu racheter les droits et mettre en ligne ce long métrage signé Martin Scorsese.
Dream team
Pour faire fonctionner cette machine de guerre, Reed Hastings s’est constitué une "équipe sportive de haut niveau". Le dirigeant a théorisé sa vision de la culture d’entreprise dans un livre intitulé No rules rules et publié en 2020. L’homme se montre intransigeant en matière de recrutement de talents. Il veut les meilleurs et pour cela n’hésite pas à remercier les collaborateurs juste "adéquats". En contrepartie, les salariés de Netflix bénéficient d’une grande liberté : absence de politique sur le nombre de jours de congés ou de contrôle des notes de frais par exemple. Ce mode de fonctionnement, bien moins formel que dans la plupart des entreprises, est une manière de favoriser la créativité et ne serait, selon le fondateur, pas adapté à tous les secteurs.
Le groupe prend également le contre-pied de certains Gafam en matière de communication interne. Netflix joue la carte de la transparence sur ses projets et activités, à l’inverse de sociétés comme Apple qui n’informent pas plus de gens que nécessaire. Pour Reed Hastings, les employés n’ont pas besoin d’être surveillés pour agir dans l’intérêt de leur entreprise. Ne pas imposer de règles va si bien à celui qui doit son succès au fait de n’en avoir jamais suivi.
Olivia Vignaud