Décideurs. Avec le recul, comment expliquez-vous que l’aventure Nokia n’ait duré que deux ans ?
Mathieu Letombe. De nombreux paramètres expliquent cette brève aventure chez Nokia Technology. Le fait que le président de cette filiale BtoC ait démissionné quelques mois après le rachat n’a pas facilité notre intégration au sein du groupe. Ensuite, nous nous sommes rapidement retrouvés seuls à faire du BtoC dans une entreprise de 110 000 personnes qui faisaient du BtoB ! Cela n’a donc pas fonctionné. Sans parler des lourdeurs inhérentes à ce type de structure : en deux ans chez Nokia, seuls deux produits sont sortis. Depuis le rachat par Éric en 2018, il y en a déjà eu six. Nous avons donc retrouvé notre agilité. Nokia nous a néanmoins appris des choses en mettant à notre disposition des moyens, des experts et des consultants que nous n’aurions pas pu nous offrir auparavant en tant que start-up.
Quand avez-vous amorcé le virage du bien-être vers l’e-santé ?
Ce virage a commencé avant Nokia. Les fondateurs de Withings avaient pressenti qu’après le bien-être connecté viendrait la santé connectée. Mais il y a quatre ans, les freins étaient multiples et les usagers pas encore prêts à utiliser des objets connectés pour leur santé. Par ailleurs, cela résonnait moins qu’aujourd’hui auprès de nos partenaires commerciaux. Enfin, surtout, le système de santé n’était pas du tout prêt à embarquer des objets connectés. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives majeures s’amorcent, principalement aux États-Unis, où l’on observe que ce type d’objet est d’ores et déjà intégré à certains programmes de santé.
Avec nos premiers produits médicaux comme le tensiomètre connecté, nous sommes prêts, notamment sur la partie commerciale, pour faire entrer ces produits à la fois chez nos partenaires historiques comme la Fnac, Darty ou encore Apple, mais aussi sur d’autres types de marché, comme des programmes de santé, et œuvrer à ce que ces produits soient, demain, remboursés par l’assurance maladie.
L’automesure de l’hypertension, par exemple, au regard de la visite chez un cardiologue tous les six mois, est très importante. Entrer dans des études cliniques de groupes pharmaceutiques pour les aider à accélérer ces études grâce aux objets connectés fait également partie de nos projets. Si les choses commencent tout juste à bouger en France dans le domaine, les États-Unis ont une longueur d’avance car les Américains sont, globalement, en moins bonne santé qu’en France. Ainsi, 80 millions d’entre eux présentent des risques de diabète, en plus de l’obésité. Ces fléaux coûtent extrêmement cher au système de santé américain qui a dû agir proactivement pour développer le volet préventif.
Le Royaume-Uni, également, s’inspire des États-Unis et a lancé des programmes de prévention du diabète. La détection, cruciale et relativement facile, se base sur les résultats de questionnaires de santé et de programmes visant la perte de poids et l’augmentation de l’activité physique. Aux États-Unis, il est ainsi prouvé que 50 % des personnes présentant des risques de prédiabète ne seraient pas diabétiques si le problème était pris suffisamment tôt. Rappelons-le, un diabétique doit prendre un traitement à vie. Le programme ne coûte que 500 dollars environ par an contre 20 000 à 40 000 dollars par an pour un traitement médicamenteux. Certains de nos produits sont aujourd’hui intégrés dans ces programmes de prévention aux États-Unis et notamment notre balance connectée, qui peut confirmer qu’un traitement a fonctionné ou non. Le remboursement de ces programmes est conditionné à leur performance, en l’occurrence la perte d’entre 5 et 9 % du poids, un seuil permettant de sortir du risque de diabète.
"Aux États-Unis, il est prouvé que 50 % des personnes présentant des risques de prédiabète ne seraient pas diabétiques si le problème était pris suffisamment tôt"
Quelle est l’étendue de votre gamme de produits dédiés à la santé ?
Nous disposons de quatre gammes de produits connectés avec les balances, les montres, les tensiomètres et les capteurs de sommeil. Avec le retour de Withings en France, nous avons recruté des médecins (cardiologues, experts du sommeil, etc.) en interne, qui sont autant d’experts pour chacune de nos catégories de produits, pour nous confirmer que nos futurs produits ont du sens et nous aider à les développer. Par ailleurs, des audits en vue d’être certifiés ISO 13485 [qui précise les exigences des systèmes de management de la qualité pour l’industrie des dispositifs médicaux, Ndlr] ont été réalisés. Depuis peu, une personne en charge des aspects réglementaires a été intégrée à l’équipe, qui a vocation à s’agrandir pour suivre les évolutions de la réglementation en Europe et dans le monde.
Aujourd’hui 90 % de votre clientèle est BtoC mais vous nourrissez de fortes ambitions de conquête du marché BtoB. Où en êtes-vous ?
Les programmes pour le diabète – testés en France sur 200 personnes et qui s’achèvent en 2021 – existent aussi pour les personnes souffrant d’insuffisance cardiaque ou d’hypertension. Nous souhaitons rejoindre ces programmes de suivi de santé, qui représentent un marché colossal aux États-Unis. Il existe déjà au moins 1 500 de ces programmes de prédiabète en Amérique du Nord dont certains sont valorisés à hauteur de 1 milliard de dollars. Un médecin américain peut ainsi prescrire des produits connectés dans le cas d’une maladie chronique et percevoir de l’argent de l’assurance maladie dans le cadre du suivi médical via une interface dédiée avec les patients. Par ailleurs, jusqu’ici, notre marketing était presque exclusivement BtoC, nous développons désormais un marketing BtoB, et participons à des salons exclusivement dédiés à la santé pour rencontrer des groupes pharmaceutiques, des médecins ou encore des assureurs. La communication est aussi un pivot stratégique.
En témoigne notre rapprochement avec la Société européenne d’hypertension artérielle, l’American Heart Association, et un partenariat avec le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG) que nous avons noué, en octobre dernier, car nous sommes convaincus que ces derniers seront les plus enclins à proposer nos produits connectés. À nous ensuite de les rassurer car notre côté « start-up » peut faire peur.
"Nous avons noué un partenariat avec le Syndicat National des Jeunes Médecins Généralistes" (SNJMG)"
Quels liens avez-vous avec l’industrie pharmaceutique ?
Notre marque est bien identifiée sur la partie BtoC, la prise de contact avec les grands acteurs de ce secteur ne présente donc pas de problème. Nous réfléchissons à la manière dont nous pouvons nous intégrer dans les essais cliniques coûteux pour l’industrie pharmaceutique et généralement très lourds à gérer.
De plus, nos produits sont, à la fois conçus pour être utilisés de manière durable car 95 % d’entre eux sont toujours en usage après deux ans, et à même de communiquer avec l’utilisateur pour le motiver. Autant d’atouts dans le cadre d’études cliniques souvent longues pour retenir le plus longtemps possible les patients. Plus que des produits connectés, ceux-ci peuvent donc augmenter la performance des programmes de santé.
Quelle est votre road map 2020-2021 ?
Il n’est pas question d’abandonner nos produits wellness qui ont fait le succès de notre marque mais nous comptons investir davantage dans le domaine médical en vue de développer nos services et nos solutions. Parallèlement, nous lançons une interface patient-médecin et prochainement la création d’un hub dédié à la connexion de tous les produits Withings, capable d’envoyer leurs données en cellulaire. Un site web BtoB pour acter ce virage stratégique est également programmé. Si notre présence est effective un peu partout dans le monde, l’objectif est de poursuivre notre développement sur nos régions existantes via le médical. Une tâche complexe car chaque pays a sa propre réglementation. Le bateau remis à flot, nous prévoyons entre + 30 % et 50 % de croissance en 2020 et réfléchissons à une possible levée de fonds.
Propos recueillis par Anne-Sophie David