Décideurs. Pourquoi le groupe Chargeurs s’est-il lancé dans la conception de masques ?
Olivier Buquen. Lorsque la pandémie s’est déclarée, nous avons vite compris, notamment grâce à notre présence en Chine, que le besoin de masques allait prendre une dimension mondiale. Puis, nous avons constaté que l’activité d’un certain nombre de nos clients, et donc potentiellement celle de nos métiers traditionnels, avec les emplois qui leur sont liés, seraient affectées par la crise. Nous avons donc décidé de nous orienter rapidement vers l’activité des masques, qui nous permet non seulement de contribuer à "l’effort de guerre" face à la pandémie, en nous organisant pour fournir le public comme le privé, mais aussi de protéger notre groupe et ses 2 200 emplois dans le monde, dont 600 en France.
La production de masques est-elle très éloignée de votre activité traditionnelle ?
Nous sommes un groupe diversifié qui dégage 95 % de son chiffre d’affaires hors des frontières de l’Hexagone. Nous sommes leader mondial dans quatre activités de niche, dont l’entoilage, via notre métier Chargeurs PCC Fashion Technologies, qui représentait en 2019 210 millions d’euros de chiffre d’affaires sur les 626 millions dégagés par le groupe. L’entoilage est un tissu technique thermocollé glissé entre le tissu et sa doublure. Il donne leur structure, leur silhouette, leur apparence à pratiquement tous les vêtements, en se situant par exemple dans le plastron des vestes, les cols ou les poignées de chemises. Nous nous sommes appuyés sur les savoir-faire de ce métier pour fabriquer et commercialiser des masques.
Quels modèles de masques proposez-vous ?
Nous vendons deux types de masques. Les masques médicaux, destinés prioritairement aux soignants - qui sont en contact avec les malades infectés et pour qui le risque de contracter l’épidémie est fort. Et les masques dits « alternatifs », qui permettent de limiter la propagation du virus et serviront pour la période post-confinement. Ceux-là sont lavables et réutilisables dix à vingt fois et nous devrions en produire 10 millions par semaine d’ici à la mi-mai. Le grand public peut acheter les masques alternatifs depuis le 9 avril sur notre site internet dédié – lainiere-sante.com – tandis que les masques médicaux – FFP2 et chirurgicaux – sont principalement réservés à la puissance publique.
Notre savoir-faire : produire nous-mêmes mais aussi être capables de mobiliser les capacités industrielles de nos partenaires pour qu’ils fabriquent sous notre contrôle des produits respectant des normes spécifiques
Quelles ont été les adaptations nécessaires pour mener à bien cette production ?
Tous les types de masques ont leurs propres complexités. Nos équipes de R&D ont conçu nos masques alternatifs en un temps record et selon les normes édictées par l’Association française de normalisation, l’Agence nationale de sécurité du médicament et la Direction générale de l’armement.
Fabriquer des produits qui respectent des normes, c’est notre métier. Notre savoir-faire : produire nous-mêmes mais aussi être capables de mobiliser les capacités industrielles de nos partenaires pour qu’ils fabriquent sous notre contrôle des produits respectant des normes spécifiques. Nous sommes en mesure de les réceptionner et de les faire livrer. Nous montons également progressivement en puissance dans la production.
Quels sont vos scénarios en matière de consommation de ces masques ?
On peut considérer que cette activité sera rythmée par trois phases. La première, l’actuelle, consiste à faire face à l’urgence et à la pandémie. C’est-à-dire à être capable de fournir au personnel soignant ainsi qu’à tous les gens en contact avec les malades ou qui le sont eux-mêmes, des quantités de masques extrêmement importantes. Dans un deuxième temps, qui va arriver assez vite, il faudra continuer à livrer des masques médicaux aux différentes entités publiques et privées, qui vont s’en servir mais aussi constituer ou reconstituer des stocks. Parallèlement, dès le 11 mai a priori, la France et d’autres pays vont consommer aussi massivement des masques alternatifs. Ceux-ci vont être utilisés dans les transports en commun et dans tous les endroits où les autorités vont considérer qu’il faut en porter. Sans compter, les choix personnels en dehors des obligations légales. Puis, dans la durée, il faudra maintenir et renouveler les stocks et répondre aux besoins de consommation, qui vont très probablement évoluer.
Croyez-vous à un changement culturel en France concernant le port du masque ?
En Asie, le port du masque fait partie de la culture depuis des décennies. Aujourd’hui, il est difficile de se projeter sur une évolution en Occident, mais, incontestablement plus de personnes qu’hier porteront des masques. Sans faire de projections hasardeuses, nous sommes convaincus que cette activité de fabrication de masques sera pérenne.
Quels sont les ressorts ayant permis à Chargeurs de s’adapter aussi facilement ?
Chargeurs est un groupe coté mais familial, dans le sens où nous avons un actionnaire familial de référence, qui dirige le groupe avec une vision à très long terme. En outre, à titre personnel, il a une capacité à se projeter et un leadership très développé. Il a très tôt pris la décision d’orienter le groupe vers cette nouvelle activité de production et de commercialisation de masques, et piloté la mise en œuvre opérationnelle de cette stratégie. Par ailleurs, notre mode d’organisation s’avère très réactif : nous ne sommes que 25 personnes au siège, ce qui permet une mise en mouvement très rapide. Sans compter nos excellentes équipes commerciales, de sourcing ou notre supply chain.
Prenez-vous un risque avec ce lancement ?
Par définition, l’entrepreneuriat consiste à prendre des risques. Mais des risques calculés et maîtrisés. En outre, nous avons une forte culture de la gestion de situations exceptionnelles. Notre groupe fêtera bientôt ses 150 ans : Chargeurs a traversé deux guerres mondiales ainsi que des crises économiques. Nous sommes organisés pour faire face à ce type de situations. Ces dernières années, nous avons par exemple levé des financements très importants, ce qui nous a parfois été reproché. Mais nous avons toujours voulu avoir les moyens de notre stratégie, quelles que soient les circonstances. Nous avions donc la capacité de maintenir nos activités traditionnelles mais aussi d’en lancer une nouvelle. C’est un risque mais qui est calculé. Il y a deux semaines, nous avons donné à titre indicatif notre carnet de commandes dans le domaine des masques, qui s’élevait à cette date à 150 millions d’euros.