Passionné d’Histoire, le député LFI de Seine-Saint-Denis déplore l’offensive culturelle mise en place par l’extrême droite. Pour lui, son camp doit repartir à l’offensive dans les médias grand public, les livres et sur les réseaux sociaux.
Décideurs Magazine. Début février, vous avez coécrit une tribune dans Le Monde avec votre collègue Matthias Tavel. Vous y dénoncez une extrême droite qui manipule l’Histoire. Quel est l’intérêt pour elle d’agir de la sorte ?
Alexis Corbière. L’objectif est assumé et théorisé ouvertement par des personnalités politiques telles que Marion Maréchal, Éric Zemmour, Philippe de Villiers et Vincent Bolloré. Sur les réseaux sociaux, à la télévision, dans les livres et désormais au cinéma avec le film Vaincre ou mourir, ce courant politique déforme l’Histoire de France et réactive de vieilles idées "relookées" grâce à une importante force de frappe financière et médiatique. L’extrême droite a compris que les victoires idéologiques préparent les victoires électorales. Elle s’approprie les théories du philosophe marxiste Gramsci pour qui gagner les esprits est une condition pour accéder au pouvoir.
Quelles sont les thématiques les plus mises en avant ?
Globalement, il s’agit d’idées qui visent à décrédibiliser la notion de République universaliste. L’exemple le plus flagrant est le traitement de la Révolution française. Elle est assimilée à la seule Terreur et à la guillotine en passant sous silence ses aspects émancipateurs : Déclaration des droits de l’Homme, abolition de l’esclavage, naissance des notions de nation et de souveraineté populaire, méritocratie…
Les méthodes de l’extrême droite sont pernicieuses. Par exemple, en sous-entendant que la guerre de Vendée a conduit à un "génocide", terme qu’aucun historien sérieux ou universitaire ne reprend, on banalise le terme et, par ricochet, on associe la République au nazisme. De même, réécrire le rôle de Philippe Pétain et expliquer qu’il était de connivence avec de Gaulle ou qu’il a sauvé des Juifs, légitime ou amoindrit l’infamie du régime de Vichy.
C’est toujours le même procédé. Ces campagnes de propagande mensongères veulent imposer un roman réactionnaire de l’Histoire de France autour de deux thèmes forts. Premièrement, la Révolution Française et ses "absurdes" droits universels de l’Homme auraient brisé une longue harmonie "naturelle" entre le peuple de France, le roi et la religion catholique. Notre nation serait culturelle et ethnique plutôt que civique et universaliste.
Deuxièmement, il faut pour l’extrême droite effacer le moment honteux de la collaboration avec le régime nazi, durant laquelle elle a aidé une armée d’occupation étrangère, détruit la République et assassiné beaucoup de nos compatriotes. Le crime antisémite a disqualifié à jamais l’extrême droite française. En travestissant la responsabilité de Pétain, certains veulent en réalité permettre à l’extrême droite de revenir au pouvoir aujourd’hui par une alliance avec la droite classique.
Le problème est que tous ces discours révisionnistes de l’histoire nationale, pourtant objectivement contredits par les faits et démontés par le travail des historiens, infusent malgré tout dans l’opinion à travers la production culturelle de l’extrême droite. Comment faire aimer la République dans ces conditions ?
Quel est le rôle des médias grand public dans tout ça ?
Central. Bien évidemment, le service public, les médias et les maisons d’édition à destination du grand public ne sont pas au service de l’extrême droite. Mais certains choix éditoriaux ont contribué à façonner et préparer les esprits, ou du moins à affaiblir nos « anticorps » républicains. Ce désarmement idéologique a été alimenté par les thèses développées par François Furet lors du bicentenaire de la Révolution. Elles expliquaient que la "bonne" révolution libérale de 1789 a été effacée par une deuxième après 1792, avec l’abolition de la monarchie et la République, qui ne serait que la genèse du totalitarisme.
"Danton et Robespierre sont en quelque sorte victimes de cancel culture"
En conséquence, lorsque cette période est évoquée, les figures plus complexes qu’il n’y paraît de Danton ou Robespierre sont traitées de manière négative et caricaturale et sont en quelque sorte victimes de cancel culture.
Inversement, de plus en plus d’émissions ou de livres mettent en avant une nostalgie de l’Ancien Régime ou encore le mythe d’une France née avec le baptême de Clovis. Cette vision occupe malheureusement la majeure partie de l’espace médiatique et les têtes de gondole des supermarchés. Je pense notamment au succès commercial de Lorànt Deutsch qui se définit pourtant comme un royaliste fervent ou de la place prépondérante de Stéphane Bern, une personnalité certes intelligente et subtile mais qui ne cache pas son amour pour l’Ancien Régime et les têtes couronnées. Idem pour Franck Ferrand, aujourd’hui à la tête d’une inquiétante Cité de l’Histoire au discours idéologique assez conservateur. Il est intéressant d’observer que, dans notre pays si républicain, l’Histoire est incarnée pour le grand public dans trois personnalités médiatiques qui déclarent publiquement leur passion pour les rois et les reines.
Que peut faire la gauche face à cette offensive ?
D’abord, démocrates et républicains ne doivent pas chercher à censurer ceux qui pensent différemment et à fuir les débats. Nous disposons d’outils pertinents. Je songe notamment à l’éducation populaire, aux conférences, aux prises de parole dans les émissions grand public, à la production de contenu culturel. La BD Révolution ou le film Un peuple et son roi constituent de bons exemples de ce que l’intelligence et l’art au service de la liberté peuvent produire.
Dans ce grand combat métapolitique, notre camp a pris du retard sur certains points : il utilise de moins en moins le rire, se fait dépasser sur les réseaux sociaux où des personnalités comme l’influenceur fascistoïde Papacito utilisent l’humour pour véhiculer la haine anti-républicaine. À moyen terme, les conséquences risquent d’être très graves, notamment dans la jeunesse.
"Dans le combat métapolitique, notre camp a pris du retard. Il utilise de moins en moins le rire, se fait dépasser sur les réseaux sociaux"
Chez LFI, vous êtes plusieurs à remettre au goût du jour les apports de la Révolution française. Pourquoi ? C'est aussi de la métapolitique ?
Pendant longtemps, l’héritage de la Révolution était au centre de la pensée de gauche. Je rappelle que les meetings du Front populaire mettaient en avant les grandes figures jacobines. Lorsque le PCF des années 1930 a souhaité s’ancrer dans la continuité de l’Histoire nationale, il a repris à son compte l’héritage de la Révolution et des Lumières. Mais depuis trente ans aumoins, la gauche au pouvoir a pris ses distances.
Pourtant, d’une certaine manière, célébrer intelligemment ces années nous inscrit dans l’héritage de la gauche "tricolore" au sens révolutionnaire et nous permet de repasser à l’offensive. On ne peut pas laisser le drapeau, la Marseillaise, la notion de nation à l’extrême droite. Bien sûr, il faut aussi regarder avec lucidité les horreurs qui ont été commises au nom de la République : la répression des luttes sociales, le colonialisme, les guerres, etc. Nous ne ferons aimer la République que dans la vérité historique. Je ne veux pas bâtir un autre roman national. Mais je vois l’utilité d’un "récit républicain" qui transmet la longue histoire de notre peuple pour la justice, l’égalité et la fraternité. L’acteur central de l’Histoire, c’est le Peuple.
"On ne peut pas laisser le drapeau, la Marseillaise, la notion de nation à l'extrême droite"
Lorsque l’on est engagé en politique, est-il vraiment possible de ne pas déformer l’Histoire dans un but électoral ?
C’est ce que je viens d’évoquer plus haut. Dans le rapport à l’Histoire, il existe une différence énorme entre la droite conservatrice qui parle de roman national, c’est à dire une version romancée, mythologique et parfois mystique de l’Histoire, généralement réduite à une succession de personnages "hors norme". La gauche, ou du moins le camp du peuple et des républicains sociaux, doivent promouvoir un récit républicain qui retrace, depuis des siècles, l’exigence populaire pour conquérir la souveraineté. Cela ne signifie pas qu’il faut taire le rôle de femmes et d’hommes exceptionnels qui peuvent encore nous inspirer. Au contraire. Mais disons-le, l’Histoire de France est en grande partie l’histoire d’une lutte de classes.
Quand on se fonde sur des travaux d’historiens à la rigueur scientifique reconnue, on ne déforme rien. En revanche, il est vrai qu’un responsable politique, dans son expression et son registre propres, peut mettre en avant certaines figures, faire des choix dictés par sa vision de la France afin de créer et partager son propre Panthéon.
C’est pourquoi, par exemple, je suis allé le week-end dernier au Mans participer à une cérémonie en hommage à René Levasseur, député de la Sarthe à la Convention. Un bon moyen de mettre en lumière ce personnage peu connu qui fut un chirurgien de talent mais qui a surtout joué un rôle majeur dans la première abolition de l’esclavage, le 4 février 1794. Sa statue en bronze, érigée sur la place centrale du Mans, fut fondue par le régime de Vichy qui, certes répondait aux demandes allemandes de récupérer des métaux, mais voulait aussi effacer les traces de ces révolutionnaires. Voilà une nouvelle preuve que la vraie cancel culture qui se pratique en France, et cela ne date pas d’hier, c’est celle de l’extrême droite.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz