Désormais retiré de la scène électorale, Jean-Pierre Raffarin garde un œil avisé sur la vie publique et la géopolitique. Rencontre avec un "sage" qui vient de publier Ne sortons pas de l’Histoire.
Décideurs. Dans votre livre, vous déplorez qu’il devienne de plus en plus difficile de régler les différends de manière pacifique dans les démocraties. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Jean-Pierre Raffarin. Cette situation se remarque dans la grande majorité des pays occidentaux et se constate notamment par la montée en puissance des partis extrémistes de gauche ou de droite. Je dirais que la tendance a pris son essor à partir de la crise économique de 2008. Ceci est lié à la faiblesse du collectif par rapport aux attentes individuelles. Le bien commun est une valeur qui décline au profit des aspirations personnelles : le communautarisme, les intérêts individuels prennent le pas sur tout et notre classe politique se met au diapason. En résultent un déclin de la concertation, une baisse de la capacité à écouter les autres, à partager des références communes. À cela s’ajoute une baisse de la qualité des débats et de la réflexion qui sont pourtant la base de la démocratie. C’est une source de préoccupation importante pour moi…
Serions-nous devenus plus stupides qu’avant ?
Ce qui est certain et prouvé par de nombreuses études telles que les tests Pisa, c’est que le niveau scolaire est en chute libre en France. Cela signifie que l’opinion publique est de moins en moins éclairée du fait de l’affaiblissement de l’enseignement et de la culture générale. Elle est de moins en moins cartésienne, patiente, dotée d’esprit critique capable de mettre une situation en perspective. "L’appauvrissement culturel des masses" que je mentionne dans mon ouvrage est une réalité et risque de s’accélérer. N’oubliez pas qu’une démocratie se maintient grâce à l’adhésion des classes moyennes. Les anesthésier est un danger. Le niveau se maintient du côté des élites mais ces dernières s’adaptent à la nouvelle donne.
Comment ?
Désormais, les responsables politiques ont tendance à devenir des experts dans l’art de manipuler les masses avec les messages de l’immédiat. En s’intéressant à la vie politique sur le temps long, on remarque depuis quelques années une montée en puissance des fake news, des punchlines qui permettent d’obtenir de bons résultats électoraux. Inversement, il y a un déclin de la maîtrise de l’écrit et de la capacité à argumenter. Je me rappelle qu’à Matignon j’avais débattu avec François Hollande alors à la tête de l’opposition. La séquence d’une heure trente nous avait demandé à chacun deux jours de préparation pour maîtriser chiffres et dossiers. Aujourd’hui, je ne vois pas ce genre de débat avoir lieu entre un premier ministre et un poids lourd de l’opposition. Dialectique et rhétorique font partie de la démocratie. J’ai écrit un livre sur le sujet: le leadership pour tous.
"La démocratie se maintient grâce aux classes moyennes. Les anésthésier est un danger"
Selon vous, il existe un risque de voir la France gouvernée par un parti extrémiste ?
C’est une probabilité qu’il ne faut pas exclure. Le pays est désormais divisé en trois grands pôles. Le premier correspond au bloc central "giscardien" mais n’est pas majoritaire à l’Assemblée. Un second est incarné par le RN et le dernier, la Nupes, est sous la coupe de LFI qui est à mon sens également extrémiste. Par le jeu des alternances, il n’est pas exclu de voir un parti extrémiste arriver au pouvoir. Le salut viendrait de la droite républicaine ou de la gauche républicaine qui sont affaiblies mais peuvent toujours se reconstruire. Rien n’est perdu. J’en veux pour preuve la législative partielle dans l’Aude qui a eu lieu ce printemps où un front républicain a permis à une militante socialiste de battre la députée sortante Insoumise.
"Après l'invasion de l'Ukraine, les pays d'Europe de l'est se sont tournés vers les américains plus que l'UE"
Votre ouvrage traite longuement de l’Union européenne. On y sent de l’optimisme et du pessimisme. Pourquoi L’UE n’est-elle toujours pas une vraie puissance ?
Au-delà de réalisations "techniques", elle doit surtout opérer un changement philosophique et stratégique. Sa doctrine originelle est très noble, c’est l’ouverture. Il s’agit de prôner le marché libre, la concurrence, la libre circulation… Désormais, l’UE est confrontée à des États puissants qui plus que jamais défendent leurs intérêts. La seule façon pour le Vieux Continent et la France de ne pas sortir de l’Histoire, de peser, de faire triompher nos valeurs, c’est de construire une Europe avec un véritable hard power. Sans cela, la géopolitique prendra la forme de tensions entre deux grands blocs que sont la Chine et les USA avec, en embuscade, des pays qui utilisent de plus en plus leur pouvoir tels que la Turquie ou la Russie. La guerre en Ukraine montre qu’il y a encore bien du chemin à parcourir pour que nous soyons acteurs plus que spectateurs.
La guerre en Ukraine serait donc un aveu de faiblesse pour l’UE ?
Oui, d’une certaine façon. Certains pays tels la Pologne, l’Allemagne, les pays Baltes, la Suède, la Finlande se retrouvent en première ligne et craignent une guerre sur leur sol. Ils sont entrés dans une phase qu’Edgar Morin nomme "l’hystérie de la guerre". Quels ont été leur premier réflexe ? Ils se sont tournés vers les Américains et non l’UE. Si les budgets militaires ont augmenté, l’achat est très majoritairement américain. La Suède et la Finlande sont entrés dans l’Otan. L’UE n’a pas de doctrine et de politique de défense commune, notamment parce que le couple franco-allemand a des intérêts divergents. La dépendance des Européens aux Etats-Unis était latente, elle est devenue plus réelle que jamais. Mais n’oublions pas une chose, les États-Unis défendent leurs intérêts avant tout et ceux-ci sont parfois différents des nôtres.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz
Ne sortons pas de l’Histoire, de Jean-Pierre Raffarin et Claude Leblanc, Michel Lafon, 314 pages, 20,95 euros