Pour la gauche, le scrutin du 9 juin est surtout l’occasion de préparer les prochaines échéances. Quitte à faire passer les enjeux européens au second plan.
Évidemment, il faut faire comme si. Dans les meetings, les émissions, sur les tracts et les réseaux sociaux, les principales figures de la gauche française tentent d’évoquer les enjeux européens. Mais en réalité, toutes ne pensent qu’à une chose : les prochains scrutins nationaux. Certains l’assument plus ou moins.
Chez LFI : nationaliser, enjamber et pilonner
Les Insoumis sont particulièrement connus pour leur discipline et leur capacité à marteler les éléments de langage. L’un d’entre eux revient souvent : les élections européennes sont l’occasion de préparer "l’après Macron". Seul hic, pour le moment leur liste est testée entre 6 et 8% des voix, soit globalement le score de la gauche radicale à ces scrutins depuis vingt ans.
L’observation du discours de campagne de LFI permet de constater que l’appareil se prépare à un score inférieur à 10%. Mais les arguments sont déjà prêts pour transformer cela en relative victoire. Un score au-dessus des 6,3% de 2019 sera vu comme un relatif succès, tout comme un total supérieur à celui des écologistes. Une performance inférieure aux scrutins présidentiels sera justifiée comme une chose "classique" et le faible nombre de voix des forces de gauche sera mis sur le compte d’une absence de liste commune. Une initiative utopique puisque Verts, socialistes et Insoumis n’ont pas le même programme et siègent dans des groupes qui, à l’échelle européenne, divergent sur de nombreux points tels que les affaires étrangères.
La principale peur qui agite le camp LFI est la percée de Raphaël Glucksmann. S’il termine une dizaine de points devant Martine Aubry, il deviendra difficile de vendre, pour 2027, une candidature de gauche unie autour d’un Jean-Luc Mélenchon qui rêve toujours de l’Élysée. Conséquence, durant cette campagne électorale, les Insoumis font feu de tout bois contre le porte-drapeau du parti à la rose. Il incarnerait le retour des années Hollande, l’influence pro-américaine ou encore le camp antisocial.
Si Raphaël Glucksmann devance largement la liste LFI, une liste unie autour de Jean-Luc Mélenchon en 2027 deviendra utopique
Socialistes, retrouver le leadership à gauche
Malgré ces attaques, les socialistes nagent pour l’instant en pleine euphorie. Les sondages se succèdent et livrent le même verdict : la liste PS-Place publique double son score par rapport à 2019, prend la première place à gauche et pourrait même talonner Renaissance.
Pour les héritiers de François Mitterrand, l’heure est à la joie. Leur parti redeviendrait enfin la première force de gauche, la social-démocratie serait toujours d’actualité. Surtout, il serait enfin possible de se rebeller contre la Nupes et l’inféodation implicite à LFI. Le PS joue donc gros le 9 juin. Preuve de l’enjeu, tous les courants ont mis leurs divergences sous le tapis pour reprendre le leadership à gauche et mettre les Insoumis en état de faiblesse.
Les écologistes et l’effet sandwich
Le duel Glucksmann-Aubry est une bataille de ligne. Quelle est la meilleure voie ? L’école radicale et intersectionnelle, la mise au premier plan du conflit à Gaza, la drague de la jeunesse à grands coups de meetings officieux dans les facs ? L’école "modérée" qui consiste à assumer un discours social-démocrate pro-européen et à séduire les déçus du macronisme ? Deux camps s’affrontent et la divergence idéologique pourrait faire un perdant : les écologistes.
Les Verts français peinent à savoir sur quel pied danser. D’un côté, ils mettent en avant leur vision pro-européenne, leur atlantisme, leur proximité avec leurs homologues allemands habitués à gouverner en coalition avec les sociaux-démocrates, les libéraux, voire la droite dans certaines collectivités locales. Ils évitent également les outrances de langage des Insoumis. Mais, "en même temps", ils assument leur soutien aux Soulèvements de la Terre et à certaines initiatives qui peuvent rebuter la gauche traditionnelle (booty therapy dans les meetings, exclusion de Julien Bayou pour des faits conjugaux n’ayant entraîné aucune violence physique, invitation de Médine aux dernières universités d’été..).
Conséquence, la liste menée par Marie Toussaint prend le risque d’être prise en sandwich. Les électeurs les plus radicaux peuvent être attirés par LFI, les plus centristes par Raphaël Glucksmann, voire Valérie Hayer. Pour le moment, les écologistes français sont testés à 7% en moyenne, soit leur score de 2004.
Un score élevé aux européennes ne signifie pas un score élevé à une présidentielle. Yannick Jadot peut en témoigner...
Les européennes, mauvais thermomètre
Si l’idée sous-jacente de toutes ces manœuvres consiste à se placer en position de force pour la présidentielle de 2027, force est de constater qu’un score élevé à une élection européenne n’est pas une assurance de succès pour un scrutin présidentiel. En 2009, la liste écologiste menée par Daniel Cohn-Bendit était à 16,2% soit 0,2% de moins que le PS. Mais en 2012, Eva Joly a terminé à 2,3%. Le phénomène s’est reproduit en 2019 où Yannick Jadot a terminé en tête à gauche avec 13,5% pour s’encalminer sous la barre des 5% à la présidentielle.
Inversement, LFI a subi des déconvenues aux deux derniers scrutins européens avec 6,6% et 6,3% ; ce qui n’a pas empêché Jean-Luc Mélenchon de finir largement en tête de son camp en 2017 puis en 2022. Si les européennes ont pour but de servir de mètre étalon pour se préparer à la reine des élections, à savoir celle d’un président de la République, il existe un indicateur plus important : le pourcentage d’électeurs votant à gauche.
Batailler sur des ruines
C’est la règle dans une démocratie, pour accéder au pouvoir, il faut plus de 50% des voix au niveau national. Or, le total d’électeurs votant à gauche s’est fortement réduit. Lors des européennes de 2004 et de 2009, un peu plus de 40% des votants ont mis dans l’urne un bulletin rouge-rose-vert. Mais en 2014 et en 2019, le total est autour de 30% et les multiples sondages de ces derniers mois montrent que la situation ne devrait pas évoluer en juin. Depuis dix ans, le total de la gauche ne varie pas et ce bord a perdu un quart de ses électeurs. La décrue a commencé avant l’émergence d’Emmanuel Macron qui n’est donc pas responsable de cette situation. Désormais, c’est l’extrême droite qui attire 40% du corps électoral (comme l’illustrent les infographies à la fin de l’article).
Plus inquiétant encore pour la gauche, les électeurs sont de plus en plus concentrés sur des petites parcelles du territoire. Certes, la Nupes a permis à la gauche de regagner des sièges en 2022 par rapport à 2017, mais un tiers d’entre eux sont concentrés en Île-de-France, la proportion montant à 40% chez LFI. De même, chez les Verts, la moitié des 23 députés du groupe parlementaire élus lors des dernières législatives est implantée dans des villes de plus de 100 000 habitants. Montée en puissance de l’extrême droite, stagnation du nombre d’électeurs de gauche, rétrécissement territorial et sociologique sont les vrais sujets qui devraient alarmer la gauche. Les luttes picrocholines pour tenter de piquer 1 ou 2% des voix à l’autre paraissent à cet égard, particulièrement immatures.
Lucas Jakubowicz